Écrire l’espace – Entretien avec Pauline-Rose Dumas

L’artiste française Pauline-Rose Dumas, qui a participé en 2022-2023 au Artists Development Programme de l’Institut BEI, a été invitée à investir l’espace du café de Luxembourg Art Week avec un ensemble de nouvelles œuvres. Son installation, titrée Café Pauline, prolonge ses recherches sur l’association de sculptures en fer forgé et d’œuvres textiles.   

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Pauline-Rose Dumas © Arthur Crestiani

Christophe Gallois : Dans la note d’intention que vous avez écrite en lien avec votre projet pour Luxembourg Art Week, vous parlez d’une « écriture de l’espace ». Que disent ces mots de votre pratique, et plus spécifiquement de la manière dont vous avez abordé le lieu dans lequel sera présentée votre installation ? 

Pauline-Rose Dumas : Cette idée d’une écriture de l’espace est notamment liée à mon travail de la forge, qui est lui-même lié à celui du textile. La forge, c’est un fil que l’on étire, que l’on déploie dans l’espace, comme une écriture ou un dessin. Le fait que je patine le métal en noir renforce cette impression : sa couleur évoque celle du crayon à papier. Dans l’installation que j’ai imaginée pour Luxembourg Art Week, c’est avec des sculptures en fer forgé et avec des pièces en textile que je viendrai « réécrire » l’espace du café, en réponse aux différents usages qui lui seront attribués. Mes œuvres habiteront l’espace comme des murs mobiles, suggérant l’idée d’un mouvement.  

CG : Dans quelle mesure la fonction spécifique de cet espace vous a-t-elle inspirée ? Le titre que vous avez donné à votre œuvre, Café Pauline, crée autour de cet espace une forme de fiction, et possède aussi une dimension autobiographique.  

PRD :
Les cafés sont des lieux pleins de vie, de passages, de mouvements, de paroles. Parfois, on s’y arrête plus longuement, pour réfléchir, travailler, se concentrer. Je me suis inspirée de ces différentes dynamiques. Mon installation se compose de formes qui se superposent, qui se mélangent. Son titre tend à installer un espace qui va au-delà de l’exposition. C’est avant tout un espace que je souhaite intime, comme un espace de rencontres, qui invite à entrer à l’intérieur de ma pratique. 

CG : Certaines formes que vous avez créées évoquent l’idée d’écriture, voire d’une parole qui flotterait dans l’espace.

PRD : Ces formes viennent de mes carnets. J’ai eu l’idée de reconfigurer l’espace en le divisant à l’aide de pages de carnet gigantesques, qui reprendraient certains motifs de mes carnets : des notes, mais aussi des griffonnages, des ratures, des choses que l’on ne reconnait pas vraiment. Plutôt que le sens, c’est l’énergie des mots qui m’intéresse. L’écriture devient dessin. L’idée de langage, d’écriture pourrait aussi renvoyer à la manière dont, chez moi, une forme en génère une autre. C’est comme des mots qui se suivent pour créer une phrase. Les formes sont intimement liées les unes aux autres.

CG : Un autre élément essentiel de votre vocabulaire sculptural est la ligne. Loin d’être droite, la ligne est chez vous organique, vivante. C’est la ligne de la trame, qui s’entremêle avec une multitude d’autres lignes. 

PRD : Cette conception de la ligne comme trame vient de ma formation dans le domaine du design textile. Dans un textile, la trame est une suite de superpositions et de croisements. C’est l’ensemble des fils qui crée le motif ou l’image. Je souhaite conserver cette structure mais l’appliquer à mon travail de manière métaphorique. En tentant de suivre une par une chaque intuition, chaque fil, pour que l’impression générale de toutes les œuvres juxtaposées crée un récit qui sublime les matériaux et les idées isolées. Par exemple, pour les grandes pièces en tissu du Café Pauline, j’ai commencé par collectionner des photographies de surfaces ou d’objets très disparates. C’est par leur mise bout à bout que vient s’opérer la transformation de détails connus pour créer ce nouvel espace habitable qu’est l’installation. 

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Pauline-Rose Dumas © Arthur Crestiani

CG : Ce travail du textile est donc intimement lié à celui de l’image photographique.

PRD : Oui, je travaille notamment avec des tissus sur lesquels ont été imprimées des images. Dans les photographies que je prends, c’est avant tout la question de la matière qui m’intéresse. Je photographie des motifs de papiers peints dans des espaces domestiques, des crépis de mur, un reflet dans une flaque d’eau, une souche d’arbre... Dans un second temps, ces images, je les transforme : j’exacerbe leurs traits, je les agrandie, je transforme leur échelle, leurs couleurs. Au final, on ne reconnait plus le motif initial et on entre au contraire dans la matière de l’image, dans ses pixels. On rejoint ici l’idée de trame : quand on se rapproche d’une tapisserie, on voit tous les fils qui la composent.

CG : Vous ne cessez de tisser des liens entre l’espace de l’atelier et celui de l’exposition. Pourriez-vous nous parler de votre relation à ces deux espaces ?  

PRD : Je perçois l’atelier comme un espace où différentes temporalités se mélangent, où les choses se sédimentent. Certaines œuvres sont en repos, tandis que d’autres sont encore en devenir. Ensemble, elles créent un paysage organique. L’atelier, c’est aussi l’endroit où les œuvres coexistent avec les outils avec lesquelles elles sont créées. 

CG : Ces outils se retrouvent d’ailleurs dans beaucoup de vos œuvres, transformés en motifs sculpturaux. 

PRD : Les outils étaient présents dans mon travail dès mon diplôme au Chelsea College of Arts. J’y présentais des échantillons de matières, et j’avais

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Pauline-Rose Dumas © Arthur Crestiani

laissé toutes les aiguilles dans les tissus. On retrouve d’ailleurs des aiguilles, agrandies, dans mon installation Café Pauline. Je les ai accrochées aux lignes des « carnets », ce qui les rapproche de la trame des tissus. 

CG : L’exposition In Vivo, que vous avez présentée en janvier 2023, à la Cité Internationale des arts à Paris, était emblématique de liens que vous établissez entre l’atelier et l’espace d’exposition. Le titre lui-même évoquait l’idée d’un espace d’expériences, d’expérimentations, de l’exposition comme d’un lieu vivant. 

PRD : Pour cette exposition, j’ai travaillé dans l’espace de la galerie comme s’il s’agissant de mon atelier. Il y avait des œuvres terminées, mais aussi des éléments qui relevaient davantage du processus : des chutes de tissu, des dessins préparatoires, des pièces que j’avais retravaillées. C’était un projet particulier, puisque j’avais décidé de ne pas ouvrir l’espace de la galerie, qui était très petite. L’exposition se découvrait depuis l’extérieur. J’ai pensé l’espace comme une vitrine, et ai travaillé l’installation à partir de l’idée qu’il n’y avait qu’un seul point de vue. 

CG : Dans ce projet, comme dans d’autres, il y avait aussi un jeu d’échelles. L’une des singularités de votre travail me semble être ce dialogue que vous réussissez à créer entre différentes échelles, entre différentes distances de regard, entre l’installation dans sa globalité et les plus petits détails. Vous avez d’ailleurs créé une série d’œuvres qui jouent avec cette idée d’échelle, puisqu’elles prennent la forme de maquettes : les Antichambres. 

PRD : Avant de débuter une nouvelle installation, je commence toujours par une maquette. Cela me permet de me projeter sans penser aux contraintes ou aux réalités physiques de l’espace. C’est un espace de liberté, avant de passer aux problématiques plus concrètes et plus physiques que pose la sculpture. J’aime ce passage de la maquette à l’espace réel, entre un espace en miniature que je surplombe et une installation dans laquelle je suis immergée, au milieu d’œuvres qui sont souvent plus grandes que moi. 

CG : Nous pourrions terminer cet échange par l’idée de passage, que vous venez d’évoquer. Votre travail s’articule en effet autour d’un certain nombre de « passages » : entre différentes échelles, entre l’image et la trame, entre l’espace bidimensionnel et l’espace tridimensionnel, entre les matériaux – la forge, le tissu, le dessin… En consultant votre portfolio, je me suis arrêté sur un mot qui revient souvent dans la description technique de vos œuvres : celui de sublimation. C’est un terme qui désigne dans ce contexte une technique particulière d’impression sur tissu, mais il est aussi utilisé pour désigner un changement d’état : le passage d’un état solide à un état gazeux. Quelque chose de l’ordre de l’instable, du seuil, de la transition… 

PRD : Tous ces passages sont effectivement très importants pour moi. J’ai besoin de me laisser envahir par certaines images qui se cristallisent dans ma mémoire et me donnent l’urgence de réaliser une nouvelle pièce. C’est un processus d’impression : une forme ou une idée me travaille et m’enjoint, réciproquement, à la travailler. Dans l’une des pièces en tissu du Café Pauline, apparaît une masse assez sombre. En y travaillant, l’autre jour, je pensais au dépôt du marc de café sur la faïence blanche des tasses. Il y a dans cette image du dépôt l’idée de quelque chose qui persiste, qui s’agglomère, et qui finit par créer un support pour notre imaginaire toujours en quête de reconnaître une forme, de voir émerger du sens.


Café Pauline - Installation par Pauline-Rose Dumas, proposition en partenariat avec l’Institut français du Luxembourg.

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