Capsules | Interview d'Anna Bochkova

Cette interview a été réalisée par Livia Klein.

Capsule d'Anna Bochkova

Cette année, vous présentez votre travail dans le cadre du programme Capsules à Luxembourg Art Week. Pouvez-vous nous dire ce que vous y montrez et comment cela s’inscrit dans votre démarche plus large ?
Je présente un ensemble d’œuvres issues de deux séries récentes. La première poursuit mes recherches sur la théorie féministe et la figure de la sorcière, ainsi que sur la manière dont cette image a façonné l’histoire du vêtement et des objets. Dans de nombreuses langues d’Europe de l’Est, le mot « sorcière » se traduit par « celle qui sait », un sens très différent de la tradition occidentale. J’ai découvert en ligne une histoire selon laquelle certaines femmes auraient été accusées de sorcellerie simplement parce qu’elles avaient des poches. Bien que cela ne soit pas historiquement prouvé, cette idée m’a marquée : la poche comme symbole d’indépendance, d’intimité et de résistance. Cette réflexion s’est matérialisée dans mes sculptures en acier, qui évoquent des vestes dotées de multiples poches, comme autant de points manquants dans l’histoire des femmes. Aujourd’hui encore, les vêtements féminins comportent souvent moins de poches — ou des poches plus petites — que ceux des hommes. Il ne s’agit donc pas de sorcellerie, mais de pouvoir et d’accès, révélant une longue histoire de normes sociales genrées autour de l’indépendance et de la propriété.

Et la deuxième série ?
La seconde, Gestures of Tenderness (Gestes de tendresse), explore des futurs spéculatifs et des formes de communauté à travers des dessins présentés dans des cadres en papier mâché. La pâte provient de documents administratifs, symboles d’une vie aliénée. En la mélangeant à des pigments, j’obtiens différentes couleurs, tandis que des fragments de mots demeurent visibles dans la texture. Penser l’avenir m’amène toujours à réfléchir au passé et au présent. Mes concepts naissent souvent de l’expérience vécue, à la fois métaphoriquement et matériellement.

Pensez-vous que ce type de cadre influence la perception de votre travail, en dehors du « cube blanc » traditionnel ?
Oui, et c’est quelque chose auquel je tiens profondément. J’envisage l’installation comme un dialogue avec l’architecture et l’espace. Chaque lieu offre une perspective nouvelle, et une même œuvre peut s’y transformer complètement. Je me laisse souvent guider par l’environnement, car je crois que l’art appartient aussi à l’espace public, là où il peut être rencontré de manière inattendue, au-delà des frontières institutionnelles.

Beaucoup de vos œuvres naviguent entre utopie, dystopie et réalité. Quel monde nous invitez-vous à découvrir à travers cette nouvelle installation ?
Je cherche à comprendre comment la tendresse peut survivre comme acte de résistance dans des environnements brutaux. Qu’il s’agisse d’un bloc de béton de mon enfance ou d’une vision spéculative du futur, mon travail agit comme un langage au-delà des mots. Lorsque les spectateurs trouvent quelque chose qui résonne en eux, le dialogue peut commencer. Ma réflexion s’inspire souvent de philosophes d’Europe de l’Est qui ont imaginé une existence sans gravité et d’autres manières d’être ensemble. Revisiter leurs idées me permet de réfléchir à ce qu’elles peuvent encore apporter à notre société actuelle.

Qu’est-ce qui vous fascine dans la perspective cosmique et la pensée au-delà de l’humain ?
La perspective cosmique nous rappelle notre petitesse dans le temps et dans l’espace. Je m’interroge souvent sur ce que nous pourrions emporter avec nous dans l’espace, au-delà des fantasmes coloniaux et des logiques de rivalité liées à la conquête spatiale. Dans le concept de noosphère développé par Vladimir Vernadsky — qui entre en résonance avec les idées de Bruno Latour sur l’Anthropocène — il est dit que tant que l’humanité refusera de prendre la mesure de son impact et de se considérer comme un corps interconnecté, chaque progrès technique mènera inévitablement à la destruction. J’ai grandi en lisant et en regardant de la science-fiction issue de l’ancien bloc socialiste, souvent traversée par des critiques politiques et institutionnelles subtiles. Beaucoup de ces œuvres demeurent étonnamment contemporaines. Dans le quartier où j’ai grandi, toutes les rues portaient le nom d’un cosmonaute — une sorte d’archive spéculative du programme spatial soviétique. Ainsi, l’imaginaire cosmique m’était familier, même si les bâtiments réels étaient délabrés. Cette tension continue d’inspirer ma manière de penser la connexion, l’écologie et le soin.

Le sentiment de non-appartenance ou de déplacement revient dans plusieurs de vos œuvres. Considérez-vous votre pratique comme une manière de construire de nouvelles formes d’appartenance ?
Oui. Ce thème est ancré dans mon expérience personnelle de la migration et constitue désormais un élément central de mon langage artistique. Je réfléchis souvent au concept « d’étranger » ou « d’alien », à la fois dans la science-fiction et dans la théorie des migrations. Le non-appartenance peut être personnelle, politique ou écologique, mais elle traduit toujours un désir de lien. À travers mon travail, j’essaie de créer des espaces où l’idée d’appartenance peut être réinventée.


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Une grande partie de votre œuvre traite du soin — non seulement entre les humains, mais aussi entre les êtres humains et non humains. Que représente pour vous le soin en tant que concept artistique et éthique ?

Le soin commence par l’écoute et la présence. C’est une attention à l’autre, la conscience qu’empathie ne signifie pas forcément compréhension totale, mais une réponse sensible et consciente. Dans un monde marqué par la violence et l’épuisement, j’essaie de créer des espaces temporaires de tendresse et de réflexion — des moments où d’autres formes de coexistence peuvent être imaginées.

Voyez-vous votre pratique comme une forme de guérison ?

Je dirais que oui. Elle me permet de traiter des expériences personnelles et collectives, tout en offrant aux autres un espace pour faire de même. La guérison ne signifie pas toujours réparer ; parfois, elle consiste à reconnaître ce qui est brisé et à choisir malgré tout d’en créer quelque chose.

Lorsque vous pensez à l’avenir, est-ce pour vous quelque chose d’espérant, de spéculatif ou de mélancolique ?

Pour moi, le futur est spéculatif, mais aussi discrètement porteur d’espoir. L’espoir donne l’énergie d’imaginer d’autres possibles, et l’imagination elle-même peut être envisagée comme une forme de soin.

Qu’est-ce qui vous attire dans des matériaux comme la céramique, le papier mâché ou l’aluminium ?

Je travaille de manière très physique, et je suis attirée par les matériaux tactiles. L’argile m’aide à ralentir et à réfléchir ; j’ai souvent l’impression que c’est elle qui guide ma main. Mais c’est aussi une matière fragile et imprévisible — un bon exercice de patience et d’endurance. Le papier mâché, au contraire, a une nature spéculative et transformable. Ma formation en scénographie m’a appris à le modeler à volonté. Le métal, en revanche, demande une grande précision analytique. Pour Capsules, j’ai travaillé l’acier, un matériau à la fois protecteur et vulnérable.

On retrouve dans votre œuvre une forte connexion entre la sculpture et le dessin. Comment ces deux médiums dialoguent-ils ?

La sculpture est au cœur de ma pratique, tandis que le dessin l’accompagne comme une forme de pensée parallèle. Mes dessins sont figuratifs et représentent souvent les créatures qui peuplent ces mondes spéculatifs du futur. Ils prolongent la narration de mes installations et leur confèrent une présence plus intime, transformant ces espaces en lieux habités plutôt qu’en structures abstraites. La sculpture construit le monde, le dessin l’anime — ensemble, ils forment un langage entre matière et imagination, ouvrant de nouvelles possibilités de dialogue.

Quel type de rencontre espérez-vous que les passants feront avec votre travail à Luxembourg ?

J’espère qu’ils s’arrêteront, ne serait-ce qu’un instant, pour éprouver quelque chose d’inattendu mais d’abordable. J’apprécie les approches curatoriales qui font tomber le « quatrième mur », comme dans le théâtre expérimental. L’art devrait être une invitation ouverte : il appartient à tous.

Enfin, comment percevez-vous votre participation à Capsules dans le cadre de votre démarche globale ?

Je suis déjà très reconnaissante pour la collaboration inspirante avec l’équipe de Luxembourg Art Week et leur précieux soutien. C’est la première fois que je présente un projet au Luxembourg, et je suis réellement ravie de participer à Capsules. Lorsque j’ai découvert l’appel à projets, il a immédiatement résonné en moi — tant sur le plan conceptuel que curatorial. J’ai été séduite par l’idée de transformer des espaces urbains et de les activer par des interventions artistiques. Cette approche correspond profondément à mon intérêt pour le dialogue entre l’art et son environnement, et je suis convaincue qu’elle continuera à nourrir ma pratique.

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