Capsules | Interview de Corentin Darré

Cette interview a été réalisée par Livia Klein.

Capsule de Corentin Darré

Vous présentez votre travail dans l’édition de cette année des Capsules de Luxembourg Art Week. Que découvriront les visiteurs ?

Les visiteurs découvriront une section de Chagrin, une installation présentée pour la première fois plus tôt cette année au sissi club (Marseille) et à la Grande Halle de La Villette (Paris). Chagrin s’appuie sur une nouvelle que j’ai écrite, située dans un village fictif du même nom, où un couple d’hommes est accusé d’être responsable de la sécheresse et des incendies qui ravagent les environs.
L’installation se compose de sculptures en bois — des fragments de façades et de maisons — à travers les fenêtres desquelles on peut apercevoir des images réalisées à partir de modèles 3D imprimés sur toile, puis peintes et vernies. Ces images illustrent différents moments du récit.

Comment l’idée de cette installation s’est-elle articulée dans le cadre de Capsules ?


C’est la première fois que je participe à Capsules et à ce type d’exposition en vitrine, et j’ai été immédiatement séduit par le dispositif. En tant qu’artiste dont le médium principal est l’installation, c’est assez stimulant de repenser sa pratique à travers une telle configuration — il y a là quelque chose de frontal, presque théâtral.
J’ai tout de suite pensé à Chagrin, car cette installation a été conçue comme un décor de théâtre figé, suspendu dans un moment dramatique. Elle place également le spectateur dans une position de voyeur, observant une scène intime à travers une fenêtre — un écho évident au format des vitrines de Capsules.

Votre travail naît souvent de fragments écrits ou de mythes personnels. Quel rôle joue la narration dans votre processus ?


La narration occupe une place centrale dans ma pratique. Je m’inspire souvent de contes et de légendes — des récits presque universels, souvent porteurs d’une morale. Ce qui m’intéresse, c’est de détourner ces morales, d’y insuffler de nouveaux sens, d’ouvrir un espace de réflexion. J’aime penser cela comme une manière de dépoussiérer des histoires profondément ancrées dans l’imaginaire collectif des communautés qui les portent.
C’est une excellente porte d’entrée, car elle me permet de m’adresser à un large public tout en proposant de nouvelles façons de réinterpréter ces récits. L’écriture devient alors un moyen de reconquérir des espaces narratifs dont certaines voix ont longtemps été exclues.

Diriez-vous que l’écriture sert d’esquisse avant la création, ou qu’elle constitue une œuvre à part entière ?


L’écriture est le point de départ, le déclencheur. En général, tout commence par le texte : c’est à ce moment-là que surgissent les premières images, les premiers décors. À partir de là, un va-et-vient constant s’instaure entre l’écriture et la fabrication : un mot appelle une forme, un geste sculptural vient prolonger le texte.
L’écriture initie le travail, mais elle demeure aussi en lui — elle réapparaît plus tard sous forme de traces ou de voix inscrites dans l’œuvre finale.

Dans votre pratique, le mythe et la fiction semblent être des outils pour réinventer l’identité. Qu’est-ce qui vous attire dans ces cadres symboliques ?


Je suis attiré par la brièveté du conte, par la façon dont il est lu ou raconté avant le sommeil — dans un moment intime, suspendu. Cette concision fait écho à mes œuvres vidéo, où je cherche à capter l’attention rapidement.
En réécrivant ces histoires, j’essaie de me réapproprier des mythes dans lesquels moi, et d’autres communautés marginalisées, étions absents ou représentés comme des figures monstrueuses. Par cet acte de réécriture, je cherche à transformer ces monstres en symboles de résilience et de liberté.

Portrait © Corentin Darré
Portrait © Corentin Darré

Y a-t-il un mythe ou une histoire particulière qui vous a accompagné·e pendant la création de cette œuvre ?

Avec Chagrin, le processus a été un peu différent : il est basé sur une nouvelle que j’ai écrite moi-même, même si ses références viennent en grande partie du cinéma. Brokeback Mountain (Ang Lee, 2006) a été une influence majeure, à la fois pour la figure du cow-boy comme symbole homoérotique, et parce qu’il s’agit de mon premier souvenir de deux hommes amoureux à l’écran. Le décor du champ de maïs, quant à lui, s’inspire autant de Signs (M. Night Shyamalan, 2002) que de mes propres souvenirs d’enfance, à jouer dans les champs près de chez moi — des lieux à la fois magiques et inquiétants. La dimension écologique du récit, avec ses incendies, vient du fait que ces mêmes endroits brûlent chaque été lorsque je rentre chez moi. Chagrin est né de l’entrelacement de toutes ces impressions.

L’architecture et l’abri apparaissent à nouveau ici, avec ces maisons fracturées et ces fenêtres. Que représentent ces structures dans votre travail ? Les voyez-vous plutôt comme des espaces sûrs ou comme quelque chose de plus troublant ?


La cabane est en effet un motif qui revient souvent dans mon travail. Je la trouve à la fois fascinante comme élément scénographique et stimulante comme forme sculpturale à explorer. C’est généralement un espace intime — que je ne révèle que de l’extérieur — et une sorte de refuge pour les personnages de mes histoires. Il y a toujours une distance entre eux et le spectateur : même si je raconte leur histoire, leur intimité demeure intacte. Le refuge n’accueille qu’eux et moi.

Comment abordez-vous l’atmosphère dans vos œuvres, notamment à travers la couleur, la lumière et la texture, qui semblent toutes jouer un rôle émotionnel important dans vos installations ?


Bien sûr, les choix esthétiques dans mon travail sont toujours faits en écho à l’histoire racontée. Dans Un peu de plomb dans vos cœurs (2022), les pièces étaient argentées pour évoquer à la fois la maladie causée par le plomb — le saturnisme — et la froideur métallique dans le cœur des bourreaux des deux personnages principaux. Dans Òme d’aiga (2023), la peinture noire et brillante rappelait le marécage fumant dans lequel Tomàs, le protagoniste, est poussé avant de devenir monstrueux. Pour Chagrin, les façades sont sombres et mates, comme brûlées — une référence directe au récit — mais aussi une manière de faire ressortir les modèles 3D imprimés sur toile visibles à travers les fenêtres, brillants et patinés comme des vitres sales.

Et comment les éléments numériques ou virtuels, comme la résine ou l’animation, contribuent-ils à cette atmosphère ?


J’aime jouer avec ces effets brillants dans mes œuvres, car ils donnent l’impression que les pièces sortent directement d’un monde virtuel. J’aime aussi penser certains éléments de mes installations comme des indices, presque comme dans les jeux vidéo. Vous savez, dans un jeu, il y a parfois un mur avec une pierre légèrement plus brillante que les autres, un signe pour inciter le joueur à agir ? Je conçois certaines de mes pièces de la même manière : comme des indices ou des signaux qui guident le spectateur vers l’histoire ou ses couches cachées.

Il y a également une forte dimension queer dans votre pratique… comment cela influence-t-il les récits que vous racontez ?


Cette dimension queer vient du fait que les histoires que je raconte sont souvent traversées par des choses qui me révoltent ou m’attristent, des aspects que je ressens le besoin de mettre en lumière. Ces émotions sont souvent liées à mon identité. C’est effrayant, parfois, de livrer autant de peurs à travers son travail, mais j’ai réalisé que cela ouvrait des conversations incroyables, à des moments où je pouvais craindre que mon œuvre — ou moi-même — soit à nouveau marginalisée.

Que signifie pour vous le fait de présenter un récit personnel et intime dans un cadre public et collectif comme Capsules ?


Je trouve cela très intéressant, d’abord parce que ce projet puise dans de nombreuses références à la culture populaire, remplies d’éléments immédiatement reconnaissables. Ils évoquent à la fois des paysages ruraux familiers et des scènes de films nord-américains. J’aime aussi le fait de sortir le projet des espaces traditionnels de l’art contemporain. La vitrine offre une manière pour tout un chacun de rencontrer l’œuvre, sans la gêne ou la crainte que peut provoquer le seuil d’une galerie ou d’une institution.

Enfin, qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent après avoir découvert votre œuvre ?


Je crée des environnements immersifs pour que les spectateurs puissent entrer pleinement dans le récit. Cela peut paraître un peu autoritaire, mais je crois que pour comprendre la marginalité, il faut se confronter directement à ses histoires. J’aime entraîner les visiteurs dans des espaces séduisants — presque comme un décor de parc à thème ou d’escape game. Une fois immergés dans l’histoire, ils se retrouvent à la place de mes personnages, face à leurs peurs et à leurs désirs.

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Corentin Darré, Chagrin, Art Walk, Luxembourg Art Week 2025 © Sophie Margue