Cette interview a été réalisée par Livia Klein.
Capsules de Olivia Rode Hvass et Miriam Schmidtke
Cette année, vous participez toutes les deux à la section Capsules de Luxembourg Art Week. Pouvez-vous nous dire ce que vous y présentez ?
Miriam : Pour Capsules, je présente The Manifesto of Post-Phlegmatism, un texte centré sur un culte spéculatif qui réinterprète l’apathie, la stagnation et surtout le sommeil comme des outils radicaux contre les exigences du capitalisme. Une boîte lumineuse affiche le slogan « There’s nothing soft about needing more than eight hours of sleep » (“Il n’y a rien de doux à avoir besoin de plus de huit heures de sommeil”), tandis qu’un manifeste parlé, accompagné d’une musique d’Albert van Veenendaal, résonne à travers la vitre. Pour l’entendre, il faut se pencher, transformant le passant en participant. Le manifeste critique l’obsession de la productivité constante et célèbre à la place la léthargie, l’oisiveté et le retrait comme stratégies de survie. Certains le perçoivent comme ironique, d’autres comme apaisant ou provocateur. Installée dans une vitrine, l’œuvre interrompt la logique de consommation avec une scène de refus : elle ne vend rien d’autre que l’immobilité, le sommeil et la lenteur — une porte mythologique vers une résistance silencieuse.
Et vous, Olivia ?
Olivia : Je présente Hunt(ed), une installation composée de trois tapisseries tissées en jacquard numérique, avec du foin et des tournesols fanés. Ces œuvres réécrivent la tapisserie médiévale La Chasse à la licorne, l’histoire de nobles capturant la licorne. Dans ma version, la perspective s’inverse : la licorne devient un cheval adolescent, proche d’un My Little Pony, blessé, en larmes, caché, tandis que les chasseurs apparaissent sous forme d’épouvantails — des figures censées protéger, mais aussi exclure. Certaines œuvres de la série montrent la fuite du cheval et sa liberté retrouvée. En réalisant ces pièces, j’ai réfléchi aux messages enfouis dans les récits épiques et à leurs conséquences politiques, coloniales et écologiques. Cette présentation de Hunt(ed), commissariée par Çağla Erdemir, se concentre sur les scènes de chasse et sur la figure ambivalente de l’épouvantail.
Vos deux projets abordent des notions de rituel et de mythe. Qu’est-ce qui vous attire dans ces cadres ?
Olivia : Pour moi, les mythes et le mystique sont fascinants pour plusieurs raisons. L’espace entre le réel et l’irréel, les faits et la fiction, m’intéresse particulièrement, car il contient tout ce que nous ne pouvons pas expliquer — des zones que nous essayons de saisir, des émotions que nous cherchons à comprendre. Cet espace accueille ce qu’il y a de plus existentiel. Il y a de la poésie et de l’imaginaire dans ce que nous ne comprenons pas. J’aime aussi la manière dont les mythes deviennent un langage de la culture, de la morale sociale et de ce que nous considérons comme important dans le monde. Il est passionnant d’observer notre époque à travers ces récits anciens et d’y voir des échos. Ayant grandi dans une ère marquée par la crise, il me semble naturel de chercher des explications et des alternatives. Je les trouve dans ce mélange d’histoire, de mystique et de magie — à la fois un espace de réconfort et de critique. Un espace pour penser autrement.
Miriam : Je me tourne vers le rituel et le mythe parce qu’ils vont au-delà du rationnel, ils touchent à la mémoire et aux émotions que nous partageons tous. Aujourd’hui, nous consommons les mythes sur nos écrans, mais nous les habitons rarement. Cela révèle à la fois une perte et une faim. Nous avons encore besoin de ces récits, mais nous les rencontrons sous des formes aplaties. Le mythe offre des archétypes qui nous aident à explorer des questions intemporelles de transcendance, mais aussi les dilemmes intérieurs de la vie contemporaine.
Dans mon travail, le cadre du mythe et du rituel me permet de contourner une interprétation purement intellectuelle. Ils m’attirent parce qu’ils sont plus anciens que la raison, voire plus anciens que le langage. Ils portent une mémoire qui n’appartient pas à une seule personne, mais à nous tous. Les mythes et les rituels ont une force psychologique, car ils s’expriment en symboles, contournent la raison et pénètrent directement dans l’inconscient, là où se logent nos peurs et nos désirs sous leur forme la plus pure.
Miriam, dans The Manifesto of Post-Phlegmatism, vous décrivez le sommeil comme un acte collectif de résistance. Comment cette idée est-elle née ?
Je suis une femme dans un monde capitaliste, donc, évidemment, je suis très fatiguée. J’aime dormir, car dans le sommeil je cesse enfin d’être un corps utile — ni ressource, ni marchandise, ni objet à mesurer ou à optimiser. Le sommeil suspend les exigences de performance, de production, ou de disponibilité. Dans un monde où même nos rêves sont marchandisés, aimer dormir devient un acte de défi. C’est le seul espace où je peux me soustraire à l’extraction, exister sans fonction, simplement comme un corps au repos. Cette inutilité est une forme de liberté. Et j’aimerais que ce soit possible pour tout le monde.
Se reposer est un privilège, c’est le paradoxe dans lequel nous vivons. Le capitalisme a transformé quelque chose d’aussi essentiel que le sommeil en un produit de luxe. Certains peuvent s’offrir le silence et le confort, tandis que d’autres se voient refuser même le droit au repos. Revendiquer le sommeil comme résistance, ce n’est pas le romantiser, mais révéler cette inégalité. J’imagine un monde où le repos ne serait plus un privilège mais un droit, où le corps épuisé ne serait pas puni, et où ralentir serait perçu non comme une faiblesse, mais comme une libération. Dans The Manifesto of Post-Phlegmatism, ces réflexions deviennent une provocation : si le repos est un privilège, alors le réclamer collectivement est déjà un acte de rébellion.
Pourquoi avoir choisi la forme du manifeste ?
Ce format m’a semblé important parce qu’il refuse la neutralité. Un manifeste ne demande pas poliment : il exige. Mais en l’associant à la léthargie et au sommeil, je voulais créer un paradoxe — un manifeste qui appelle à la révolution non pas par la vitesse ou la violence, mais par le retrait, l’immobilité et le rêve. En le cadrant comme un culte spéculatif, je dépasse le langage : un manifeste déclare, mais un culte incarne — à travers des gestes, des symboles et une imagination partagée. Dans une culture où les mythes se sont érodés et où la communauté est médiée par la consommation ou les plateformes numériques, le culte devient une manière d’imaginer le collectif. Dans le Manifesto, je me positionne comme la « princesse sombre du canapé » — à la fois exagération de soi et archétype mythique, comme une souveraine qui revendique son royaume en posture horizontale. Écrire à la première personne transforme le texte en incantation. Ce qui commence comme une confession — ce que je veux, rejette, désire — devient une invitation aux autres à formuler leurs propres refus. Non pas pour rejoindre un culte littéralement, mais pour partager l’épuisement et le désir de se retirer.
Et toi, Olivia, dans Hunt(ed), tu revisites la licorne des tapisseries médiévales de chasse. Pourquoi avoir choisi de la transformer en un cheval plus ancré, plus terrestre ?
Je pense que cette idée « d’altérité » est très présente dans La Chasse à la Licorne — la licorne y devient un objet de désir, quelque chose à posséder. Et je crois que c’est lié à son statut magique de beauté. Comme une belle fleur, on la veut. Comme une femme ? Il y a une fine limite entre le désir, la possessivité et l’altérisation de quelque chose. Rendre quelque chose magique — exotique, différent — peut parfois être une manière de le rendre « autre ». Il est plus facile de vouloir posséder quelque chose quand on ne s’y identifie pas. Mon idée était donc d’enlever la corne, de rendre la licorne plus ancrée, plus accessible d’une certaine manière. Moins « exotique » et moins objectifiée.
Tes œuvres font aussi intervenir l’épouvantail comme autre figure centrale. Après avoir décrit la licorne comme à la fois objectifiée et ancrée, comment perçois-tu l’ambivalence propre à l’épouvantail — à la fois gardien et menace — dans cette histoire ?
Pour moi, l’épouvantail représente à la fois le chasseur, dans les tapisseries originales, et aussi les figures contemporaines de protection ou de soin : l’État (la police, les systèmes de protection sociale, etc.). Ces institutions sont censées protéger, mais cela dépend énormément de ton statut dans la société — que tu sois sans-abri ou propriétaire, réfugié ou natif, malade ou non. L’épouvantail contient cette ambivalence : il protège la terre, par exemple, mais effraie les oiseaux. Il garde quelque chose en sécurité tout en maintenant d’autres à distance. J’ai trouvé cette dualité très intéressante — et j’aime aussi beaucoup leur apparence.
Après avoir parlé de vos œuvres respectives, j’aimerais revenir à certaines des idées plus larges qui relient vos pratiques. Toutes deux, vous travaillez avec le mythe, le rituel et les figures symboliques, mais aussi avec la question de ce que ces cadres peuvent signifier dans le monde actuel. Selon vous, comment les rituels peuvent-ils façonner les communautés aujourd’hui ?
Miriam : Nous avons perdu beaucoup de nos mythes et de nos rituels, ou nous avons oublié comment les écouter. Dans la vie moderne, le rituel s’est réduit à la routine, et le mythe au divertissement. Nous vivons à une époque où les anciens mythes ne nous soutiennent plus, mais où la faim, le désir de leurs pouvoirs consolateurs, n’ont pas disparu. Nous aurons toujours besoin de rituels — non pas comme échappatoires, mais comme des réceptacles capables de contenir les contradictions de notre vie contemporaine. À une époque où tant de gens se sentent engourdis, les rituels offrent des possibilités de profondeur et de consolidation. Le capitalisme réduit la répétition à la monotonie : pointer, produire, consommer, dormir juste assez pour recommencer. Mais la répétition rituelle est différente : elle crée de l’intensité plutôt que de l’épuisement. En répétant des gestes avec intention, nous creusons un espace qui résiste à l’érosion de la vie réduite à la seule productivité.
Cela résonne-t-il avec toi, Olivia ?
Olivia : Oui, tout à fait. Je suis très inquiète de l’état actuel du monde. De la guerre et du fascisme. Du peuple palestinien — et aussi de la réaction, ou plutôt du manque de réaction, face au génocide, de la part de mon pays et de la plupart des pays européens. De l’épuisement des ressources, des gens qui brûlent à force de surmenage, de la focalisation capitaliste sur l’expression et les objectifs individualistes, de la croissance économique et de la manière dont un problème en masque un autre. Je pense que créer du lien a aujourd’hui beaucoup de sens. Penser la communauté plus que le moi. Mais peut-être davantage à travers des actions collectives concrètes : aider les autres, participer à des travaux communautaires, descendre dans la rue pour manifester.
Tu viens d’évoquer cette urgence autour de la communauté et de la résistance en termes très concrets et politiques. Dans ta pratique artistique, le mythe devient souvent un outil pour questionner le pouvoir. Comment vois-tu le lien entre le récit et la résistance ?
Olivia : Les mythes ont toujours été une façon de décrire et de comprendre le monde, de comprendre la morale, et d’expliquer l’existence. C’est une manière de parler du cadre, de la structure, à travers la poésie et l’imagination. Aujourd’hui, nous ne voyons peut-être plus les mythes comme des explications de pourquoi le soleil se lève ou pourquoi il ne faut pas entrer dans une rivière glacée, mais je pense toujours que les mondes, espaces et histoires fictionnels créent des lieux où les gens peuvent entrer, l’esprit ouvert, prêts à imaginer de nouvelles connexions avec la réalité. Dans la fiction, on est plus disposé à mettre ses préjugés de côté, à envisager d’autres possibilités, d’autres manières de penser, d’agir, d’autres personnages auxquels s’attacher. Je pense que cet espace fictionnel a énormément de potentiel.
En rebondissant sur ce que dit Olivia — Miriam, quelle est ta vision, notamment d’un point de vue féministe ?
Miriam : À travers l’histoire, la narration a toujours été liée à la résistance. Alors que les mythes et épopées servaient souvent à légitimer les rois et les patriarches, des contre-récits sont nés dans les marges. Les contes populaires portaient des critiques cachées du pouvoir, et les traditions orales conservaient un savoir que les histoires officielles cherchaient à effacer. D’un point de vue féministe, c’est essentiel, car les femmes ont souvent été exclues des « grands mythes » ou réduites à des figures de tentatrices, de victimes ou de muses. Réécrire ces histoires depuis la perspective des réduites au silence, ou inventer de nouveaux récits, devient une arme d’imagination. Le mythe est à double tranchant : il peut émanciper, mais il a aussi servi à justifier des persécutions. La figure de la sorcière en est un exemple clair — mythifiée comme monstrueuse, elle est devenue la projection des peurs collectives, alors qu’en réalité, beaucoup pratiquaient la guérison, l’accouchement, et le soin communautaire. Les diaboliser revenait à attaquer des réseaux de survie en dehors du contrôle patriarcal. Les contre-mythes ont toujours existé, souvent en secret, comme des rituels de résistance. Raconter, c’est donc aussi prendre soin — redonner leur dignité à celles et ceux qu’on a effacés, et leur complexité à ceux qu’on a rejetés comme des « méchants ».
Vous décrivez toutes deux comment les mythes peuvent interroger le pouvoir et même devenir des outils de résistance. Cela m’amène à me demander : quand ces idées prennent place dans l’espace, dans vos installations, les voyez-vous comme des lieux de contemplation, de confrontation, ou peut-être les deux ?
Miriam : Contemplation, parce que je veux créer des atmosphères où le public peut ralentir. Confrontation, parce que ces espaces ne sont pas neutres. Pour percer les conditions de notre époque, les deux mouvements sont nécessaires : le regard intérieur, réfléchi, et la rencontre vive avec l’intensité. Idéalement, mes installations fonctionnent comme des seuils où immobilité et trouble coexistent, où l’on peut se sentir à la fois soutenu et provoqué, apaisé et bouleversé.
Olivia : Je dirais que c’est probablement davantage un espace de contemplation et de réflexion, même si j’aime quand une œuvre peut confronter les biais du spectateur. Mais je ne suis pas sûre que mon propre travail fasse cela, du moins pas en premier lieu — je crois qu’il s’intéresse davantage aux structures, aux fictions, aux ambiances, aux émotions. Certaines personnes peuvent le trouver confrontant, mais ce n’est pas une réaction fréquente selon mon expérience, et ce n’est pas mon but. J’espère plutôt que les gens ressentent, réfléchissent, et peut-être même développent un sentiment d’attention.
Comment le dispositif des Capsules — et cette présentation en vitrine urbaine — influence-t-il votre manière de penser vos installations ?
Miriam : Présenter The Manifesto of Post-Phlegmatism dans une vitrine commerciale m’a semblé presque inévitable, car la pièce joue déjà avec le langage de la publicité. L’enseigne lumineuse ressemble à un slogan, mais un slogan qui refuse la productivité. À Luxembourg, une ville si liée à la finance et au commerce, ce geste prend une acuité particulière. La vitrine séduit habituellement par des promesses de luxe, mais ici, elle vibre de lenteur. J’aime cette ironie : le refus pénètre l’espace même conçu pour vendre.
Olivia : Pour Hunt(ed), la vitrine crée une scène étrange mais puissante. Les tapisseries, le foin, les tournesols fanés — ils ne sont pas dans un cube blanc, mais dans un lieu où les gens passent pour aller faire leurs courses ou travailler. Cette friction m’intéresse, car l’œuvre traite justement des structures du désir et de l’exclusion. L’exposer en vitrine rend l’épouvantail et le cheval traqué encore plus ambivalents : visibles, exposés, presque comme des acteurs dans une pièce sur la protection et la menace.
Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent après avoir découvert vos œuvres ?
Miriam : Je ne m’attends pas à ce que les gens repartent avec un message figé. Ce que j’espère qui persiste, c’est une sensation — un léger arrière-goût de refus. Peut-être se souviendront-ils de s’être penchés contre la vitre, réalisant que la fenêtre elle-même murmurait. Cette intimité, ce moment de ralentissement, est déjà une forme de résistance.
Olivia : Pour moi, ce serait un sentiment d’attention, même fragile. Ce ne sont pas des histoires héroïques, mais vulnérables. Si les gens s’arrêtent et ressentent cette vulnérabilité — que cela les rende tristes, pensifs ou protecteurs — alors je crois que l’œuvre a ouvert un espace pour l’empathie. C’est ce que j’aimerais qu’ils gardent avec eux.
Merci à toutes les deux !