Conversation en tandem avec Delphine Guillaud (Backslash, Paris) et l'artiste Simon Niçaise, menée par Emanuela Mazzonis
Emanuela Mazzonis : Bonjour, Delphine Guillaud et Simon Niçaise, merci d'être avec nous aujourd'hui et de participer à ce cycle d'entretiens organisé par la Luxembourg Art Week consa-cré à une sélection de galeries qui participent à la foire pour la première fois. Je suis Emanuela Mazzonis, rédactrice en chef de ce projet. Je voudrais commencer par demander à Delphine de présenter Backslash, fondé en 2010 à Paris. La galerie représente des artistes internationaux et participe régu-lièrement à des salons en France et à l'étranger. Je voudrais et interroger la raison de ce nom : Backslash.
Delphine Guillaud : Un Backslash est un symbole typographique très utilisé dans le système informa-tique puisqu’il précède systématiquement une adresse de périphérique, notam-ment chez Linux et Windows. C’est le signe qui initialise la plupart des dossiers sur votre ordinateur. Pour nous, il représente le début d’une histoire et sa continuité sur le long terme. Travailler avec des artistes représente pour l’équipe de la galerie un engagement fort et pérenne. Il s’agit de s’investir dans la carrière d’un artiste et de la seconder le plus possible. La racine de chacun des dossiers artistes sur nos ordinateurs commence par un backslash.
EM : Simon, en observant vos œuvres, la première chose qui me vient à l'esprit est que vous travaillez non seulement avec les matériaux et l'espace mais aussi avec le temps et l'ambiguïté temporelle qui entoure les objets. Les matériaux que vous utilisez sont nombreux (cire, bronze, plâtre, céramique, béton, bois, terre cuite) et votre démarche artistique est intense : vous assemblez, montez, magnétisez, per-cez, suspendez, soutenez, équilibrez, ajoutez et retirez. Vous détournez les objets de leur fonction première pour leur donner un nouveau sens à la fois puissant et fragile. Je pense à plusieurs œuvres : celles avec des cigarettes, de « Ultima Necat », le cadran solaire à « Mobile parmi les Mobiles » où des cigarettes allumées, dont les résines sont rendues permanentes, activent le mobile composé de petits ai-mants qui accrochent les tiges ; les œuvres aux roses ("La rose éternelle" trempées dans le plomb et "Lionnel", 32 roses trempées dans la cire), "Cannibalisation d'une goutte d'eau", 2010-2016 où de petites boules de neige sont enfermées dans un congélateur, les œuvres d'allumettes (Sulfure d'antimoine, 2018), de cuivres ("Sans Titre" 2016) et de béton comme le triptyque "Amours en cage", 2016. Votre art est un dialogue constant entre matérialisation et dissolution, apparition et disparition, torsion et détente. Vous guidez l'esprit du spectateur pour recontextualiser le sens des objets. Quelle est l'importance de l'essence de l'objet dont vous partez et dans quelle mesure les matériaux que vous approchez influencent-ils la finalisation de l'œuvre ?
Simon Nicaise : Les actions que vous évoquez me rappellent la "Verb List" de Richard Serra qui m’avait beaucoup intéressé. Des actions qui permettent d’enclencher un objet matériellement et de se projeter mentalement vers une forme. Je dirais qu’il s’agit dans ma pratique de mettre au banc d’essai des objets ou des matériaux, en testant leur charge émotionnelle. Les matériaux que je choisis et sur lesquels je travaille sont ceux avec lesquels je noue des rapports affectifs et amoureux. C’est une liaison qui m’accompagne autant dans ma vie que dans mon travail. De cette concentration, naît une forme de dialogue qui se poursuit à travers une transformation et un mouvement de l’objet. Cette concentration, c’est aussi la constance dans la démarche. Une matière aussi physique que mentale, transformée en outils qui me permettent de créer des situations qui vont me permettre de créer des outils qui me permettent de créer des situations qui me permettent de créer des outils. Il y a l’idée d’une boucle où les fonctions peuvent se réinitialiser. Je travaille des objets en les chargeant de tensions. En introduisant de la fragilité à des éléments supposés résister à l’ordre du temps, ou inversement en rendant permanents des états qui sont habituellement évanescents, je cherche à créer des ponts, à tirer un fil dans l’espace pour traverser deux points et les faire se rejoindre. Je trace une ligne entre deux éléments et observe, dans un mouvement de va-et-vient, leurs points de rupture et de rencontre. C’est dans le champ de cet entre-deux que j’opère et expérimente, là où une vibration peut surgir, là se jouent à la fois l’équilibre et le risque de la chute, là où les antagonismes peuvent se réconcilier. Je ne suis spécialiste d‘aucune technique et ne souhaite pas le devenir, même si effectivement certains matériaux reviennent régulièrement. Ce qui m’intéresse, ce sont aussi les différents états d’une même matière. Dans certaines pièces, différents états peuvent coexister. Par exemple, « Mobile parmi les mobiles » est une pièce à trois temps. Un mobile suspend à ses extrémités 20 cigarettes. C’est le premier temps de la vie du mobile, avant d’être activé. L’instant où le mobile est en mouvement est celui où se consument les cigarettes, et où le nuage de fumée envahit l’espace comme si, tout à coup, 20 fumeurs s’invitaient chez vous. Le dernier moment est celui où les cigarettes sont consumées et où les cendres sont rendues permanentes. La plupart de mes pièces contiennent l’idée de réversibilité de l’objet, dont les matériaux peuvent retrouver leur état initial.
EM : Un autre travail très intéressant de votre part est « Collection +1 », 2003-2022 où vous vous engagez à ajouter une unité à une sélection d'œuvres emblématiques de l'art minimal et conceptuel, telles que « Steel Piece », 1969 de Carl Andre, « Stack Piece », 1966-67 de Donald Judd ou « Perfect Lovers », 1987-1991 de FGT. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette œuvre et le principe de création versus la réinterprétation d'une œuvre d'art ?
SN : Dans la collection +1, j’entreprends, selon un protocole déterminé et prédéfini, d’ajouter et d’apposer une unité supplémentaire à une sélection d’œuvres em-blématiques empruntées au corpus de l’art minimal et conceptuel. Des références et des modèles qui me sont chers, avec qui je noue une nouvelle fois des relations d’ordre affectif. C’est une collection obsessionnelle d’œuvres redéfinies sous le poids de la contrainte de l’unité supplémentaire, principe qui refrène et amplifie d’un même mouvement la potentialité de création. Dès lors, l’apposition d’un +1 trouble les frontières rendues floues par la prolongation de l’œuvre initiale en citation. Elle interroge les frontières physiques et mentales d’une oeuvre d’art. Ce rapport de transmission renoue avec l’idée traditionnelle d’un atelier, où la pratique de refaire des oeuvres permet de les appréhender et d’apprendre leur technique. Comme un apprenti qui refait les œuvres de son maitre à l’identique, avec une unité supplémentaire, ce qui me permet d’éprouver de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux. Dernièrement, j’ai entrepris un projet de « Tour de France » qui me permet d’apprendre différentes techniques et d’élargir les domaines de ma pratique, notamment auprès de Compagnons du Devoir détenant des techniques que je ne connaissais pas, mais aussi auprès d’artisans ou encore d’amateurs. Je prolonge ce rapport au maître à travers cette expérience, mais cette fois-ci dans un rapport de transmission avec des personnes non issues du champ de l’art.
EM : Enfin, je voudrais demander à Delphine qui participe pour la première fois à la Luxembourg Art Week avec sa galerie, si elle peut annoncer brièvement à quoi ressemblera le stand à la foire.
DG : Nous proposons un stand regroupant les oeuvres de quatre artistes internationaux majeurs : l’américain Michael Zelehoski, le néerlandais Boris Tellegen et les français Rero et Simon Nicaise. Ces artistes ont pour point de commun de tous se confronter d’une manière plus ou moins frontale au thème de l’écriture et ses possibles développements stylistiques. Que l’un utilise une rédaction alphabétique directe et classique ou qu’un autre trace un travail autour du code informatique, leurs esthétismes réciproques dialoguent parfaitement pour former une tour de Babel contemporaine et multidisciplinaire. En cela, le thème de l’écriture, notamment informatique, rejoint parfaitement le nom de la galerie!