Entretien avec Alex Reding
Loïc Millot : On sait que l’émotion ressentie devant une œuvre peut être le déclencheur d’une acquisition. En tant que galeriste, quelle place occupe selon vous la part sensible dans le fait de constituer une collection ?
Alex Reding: Je distinguerais dans ce processus que vous évoquez deux approches, deux moments bien différents. D’une part, l’émotion très instantanée qu’un amateur, un collectionneur ou un galeriste peut ressentir devant une pièce. Et d’autre part, la dimension sensible d’une collection, sa conceptualisation, pourrait-on dire, qui s’étend et qui se forge dans le temps. Il s’agit de deux phénomènes bien distincts : le premier moment est impulsif ; le second est plus raisonné et se construit dans le long terme.
LM : L’émotion esthétique qu’on peut éprouver devant une œuvre relève de la subjectivité, d’une dimension fortement personnelle et donc parfois arbitraire. Mais la constitution d’une collection peut passer aussi par des critères plus objectifs – et probablement plus rassurants – comme la cotation d’un artiste, par exemple. Quelle part accordez-vous à ces critères dans votre activité de galeriste ?
AR : On ne devient pas collectionneur du jour au lendemain. C’est un processus qui prend du temps. On commence par s’interroger sur la motivation qui nous conduit à vouloir acquérir telle ou telle pièce, sur la cause de l’émotion qu’elle provoque en nous : réagit-on avec son cœur ou son cerveau ? Ensuite intervient la justification de ce choix – sur un plan qu’on pourrait qualifier de plus sociétal. Car, in fine, lorsque nous décidons d’accrocher telle ou telle pièce sur ses murs, cela en dit beaucoup sur nous-mêmes, nos passions, nos engagements, notre caractère, mais aussi sur la façon dont nous souhaitons être perçu. Et notre collection témoigne d’une manière d’être, de vivre, ce qui se traduit par des choix fondamentaux. Personnellement, j’ai acheté de manière très spontanée une œuvre de Gregor Hildebrandt, d’abord en raison du lien que j’ai avec la scène berlinoise des années 2000, puis parce que cette pièce est constituée de livres de poche avec des grands textes de la littérature allemande – les fameuses éditions Reclam avec leur jaune caractéristique. Mes parents ayant été professeurs de lycée, mon rapport à cette œuvre a été immédiat. Et puis, bien sûr, entrent en ligne de compte des facteurs plus rationnels que vous évoquez : un investissement financier raisonnable, pouvant être source de plus- value ; une acquisition d’une œuvre de stature historique, l’élaboration d’une ligne très précise quant au sujet, à l’époque, aux supports, à l’origine. Pour résumer, je dirais qu’il existe des profils de collectionneurs très hétérogènes, et qu’il s’instaure une forme de circularité entre qui l’on est et ce que l’on finit par acquérir.
LM : Acquiert-on une œuvre en fonction de son habitat, de son lieu de vie ou bien, à l’inverse, adapte-t-on ce dernier aux œuvres que l’on achète ?
AR : Bien souvent, l’acquisition d’une œuvre est motivée par deux facteurs totalement extérieurs : le budget et l’espace dont on dispose. Il est rarissime que quelqu’un achète une pièce qu’il ne souhaite pas montrer chez lui. Si le choix spatial représente, du moins au début du processus, une condition déterminante, très rapidement, si la collection vient à s’étoffer, il devient alors un élément secondaire. Car bien vite, la collection échappe aux murs, elle les excède. La passion de collectionner ne connaît pas de limites ; elle reflète bien souvent toute une vie et une palette de sensibilités.
LM : Comment penser l’accrochage d’une collection et valoriser l’œuvre pour laquelle on a éprouvé un coup de cœur ? Comment préserver son attrait initial ?
AR : C’est un point très sensible pour de nombreux collectionneurs. Un véritable dilemme se pose entre l’accumulation d’œuvres et leur valorisation. En chargeant trop les murs, on court le risque que les œuvres s’étouffent mutuellement. À chacun de trouver la solution qui lui convient le mieux : soit tout exposer pour rendre compte en une fois de l’ensemble des trouvailles, d’un parcours esthétique, d’une histoire de regard, soit privilégier un système de rotation pour n’exposer qu’une pièce temporairement en maintenant le reste de la collection stocké et donc invisible. Et bien entendu, une fois que l’espace de sa maison ne suffit plus, rien n’empêche le collectionneur de poursuivre sa passion en acquérant d’autres espaces pour accueillir les œuvres : hangars, maisons secondaires, entrepôts, ou encore en passant par l’exercice de la donation auprès de musées, ce qui permet de partager ses goûts avec le plus grand nombre.
LM : Le marché de l’art représente un écosystème complexe. Quelle place y occupe le collectionneur et avec quels autres acteurs doit-il composer ?
AR : Comme consommateur situé au terme d’une chaîne de production, c’est lui, le collectionneur, qui en garantit les recettes. La fonction du collectionneur est donc très importante, car son soutien financier est immédiat, et cela dans des proportions relativement élevées : l’artiste reçoit généralement au moins 50 % de la somme engagée pour l’acquisition si cette dernière passe par un galeriste – un pourcentage que l’on ne retrouve que rarement dans une chaîne de production ! Le collectionneur joue en outre un rôle majeur dans l’établissement et l’évolution de la carrière des artistes ; on le constate avec éclat dans le phénomène récent des très grands collectionneurs, à l’instar de François Pinault, qui ont édifié leur propre musée, leur fondation personnelle. Par le simple fait de montrer des artistes, les collectionneurs leur donnent de la valeur, de la plus-value. De manière plus générale, en accrochant les œuvres, le collectionneur transmet sa passion à son entourage, il défend ainsi les artistes dans lesquels il croit et peut même provoquer un engouement. Cependant cet écosystème dépend beaucoup des intermédiaires chargés de la promotion des artistes que sont les galeristes et les institutions, globalisation oblige. Jusqu’à une époque pas si éloignée que cela, il y a une quarantaine d’années, les collectionneurs étaient en effet beaucoup plus proches des artistes, y compris géographiquement. Même si aujourd’hui encore au Luxembourg, on constate une persistance d’un tel lien privilégié entre collectionneurs et artistes. Du fait de l’importance croissante des intermédiaires, des événements comme les foires jouent un rôle crucial, tandis que les musées, et notamment les grands musées nationaux, contribuent à influer sur la reconnaissance et donc la cote des artistes. Et, bien sûr, foires et expositions représentent d’excellentes occasions pour découvrir un artiste ou le revoir autrement, et donc susciter des désirs d’acquisition, tout en gardant l’idée de l’échange au premier plan. Le galeriste, même s’il peut paraître à première vue intimidant, adore échanger avec le public. Faire connaître une œuvre ou de nouvelles positions reste sa vocation première. Mais la situation a changé ces dernières années, et même si le galeriste demeure déterminant pour mettre le collectionneur en relation avec l’œuvre d’un artiste, il ne faut pas non plus sous-estimer la puissance d’Internet et des sites web.
LM : Collectionner représente un geste de transmission, un pont entre le présent et l’avenir. À quel point la volonté d’offrir un legs à la postérité intervient-elle dans la démarche du collectionneur ?
AR : C’est à vrai dire plutôt une source de problèmes (rires) ! Car, malheureusement, les héritiers du collectionneur partagent rarement sa passion et ses goûts. Et quant à transmettre sa collection à la société, via un musée par exemple, ce n’est pas une démarche évidente : en effet, les critères personnels selon lesquels on a constitué sa collection ne correspondent pas nécessairement à ceux de l’institution ni à ses priorités. La situation devient bien plus facile lorsqu’un collectionneur s’est concentré sur quelques artistes seulement et a pu alors constituer un fonds monographique important plus susceptible d’être accueilli par un musée. Ou lorsque le collectionneur s’est donné pour tâche de n’acquérir que des pièces importantes, à dimension muséale.
LM : Dans le cas où le collectionneur déciderait de revendre une pièce, comment cela se passe-t-il ?
AR : C’est en effet un choix que peut faire le collectionneur. On peut se défaire d’une partie de sa collection parce que l’on a opté pour un changement d’esthétique ou de période, mais aussi d’une seule pièce qui sort du lot grâce à l’extraordinaire gain en renommée de l’artiste – ce qui implique, souvent, une extraordinaire plus-value d’une œuvre de la collection – et dont la revente servira bien souvent à refinancer son activité de collectionneur pour les années à venir. On peut aussi se séparer de certaines pièces parce qu’à un certain moment on manque d’espace ; on se départit alors des pièces que l’on estime être les moins intéressantes. Ce qui n’est pas toujours évident : non seulement la valeur d’une pièce n’augmente pas nécessairement, mais parfois il faut du temps pour qu’une pièce puisse trouver repreneur...
LM : Qui se charge au juste de revendre la pièce ?
AR : Les galeristes ou les maisons de ventes aux enchères s’occupent des reventes. Collectionner est une passion et l’on remarque avec le temps que les choix du collectionneur deviennent de plus en plus précis, exigeants, raffinés. Si le choix d’une pièce a été mûrement réfléchi en amont, sa reprise sera d’autant plus aisée. Il est donc nécessaire d’être bien informé des tendances du marché, de la valeur de la pièce acquise, comme de la qualité intrinsèque d’une pièce ou d’une démarche artistique. Le rôle du galeriste est aussi de venir en aide au collectionneur, de l’informer sur les relais, les trajectoires de carrière.
LM: Peut-on se lancer dans une collection si on dispose d’un petit budget et de faibles connaissances en la matière ? Quels conseils donneriez-vous à un novice ?
AR : Tout d’abord, je vois un avantage certain à disposer d’un petit budget, à condition que l’on soit disposé à s’informer, à explorer, à découvrir. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut progresser. Pour se lancer, il faut tout de même disposer de quelques aiguillages que l’on peut trouver auprès des institutions, d’événements phares comme la Biennale de Venise, mais aussi et surtout dans le dialogue avec d’autres collectionneurs et galeristes. Ce qui ne dispense pas de la base : se cultiver ! Un bon point de départ consistera en la lecture d’ouvrages fondamentaux d’histoire de l’art et d’esthétique – ou du moins d’ouvrages de vulgarisation en la matière pour acquérir quelques jalons et repères indispensables. Et pour situer l’art au carrefour de la société, de l’histoire, de l’économie, de la politique... Soit de tout un contexte – passionnant – dont il est inséparable.