Conversation en tandem avec Adam Korcsmáros (Gandy gallery, Bratislava) et l'artiste Marysia Lewandowska, menée par Emanuela Mazzonis
Emanuela Mazzonis : Bonjour, Adam Korcsmáros et Marysia Lewandowska. Merci de participer à ce cycle d’entretiens consacré à des galeries qui exposent à la foire pour la première fois. Adam, je voudrais te demander de présenter la Gandy gallery, qui a été fondée à Prague en 1992 et qui est basée à Bratislava depuis 2005. Je sais que la galerie rassemble une trentaine d’artistes dont le travail aborde des questions liées à l’identité, la migration, la mémoire, le corps et les archives. Je sais par ailleurs qu’en 2021, à l’occasion de ses 30 ans, la galerie a fondé une association à but non lucratif appelée Zoom Europa. Pourrais-tu nous en dire plus ?
Adam Korcsmáros : La galerie fondée par Nadine Gandy était la première galerie privée après la chute du communisme en Tchécoslovaquie. À Prague, elle présentait des artistes occidentaux comme Patrick Raynaud, Nan Goldin ou Matali Crasset, tout en introduisant des artistes tchèques sur la scène internationale. Après avoir déménagé à Bratislava, elle s’est davantage appuyée sur la position géographique centrale de la ville, qui est proche de Vienne et de l’Autriche, mais aussi d’autres régions comme les Balkans. Le programme de la galerie se concentre sur les artistes de ces pays et leur travail. Outre des expositions d’artistes confirmés, nous avons lancé une série intitulée « Chapter 1 » qui offre un espace aux artistes émergents pour présenter des approches plus expérimentales ou innovantes. Et pour finir, Zoom Europa soutient différents projets liés à l’Europe centrale et orientale.
EM : Marysia, l’une des choses qui m’a interpelée lorsque j’ai consulté ton site web, c’est le nom de ton profil Instagram : « share_what_you_know ». Je trouve que c’est un titre parfait qui reflète l’usage qu’il faudrait selon moi faire d’Instagram : partager son savoir universellement. Parmi les nombreux posts, deux ont retenu mon attention : une sélection de photos en noir et blanc de l’exposition de Donald Judd en 1989 à la Kunsthalle de Baden-Baden et une photo en noir et blanc d’Andy Warhol passant l’aspirateur, que tu as postée pour lui rendre hommage à l’occasion de la rétrospective organisée par la Tate il y a deux ans. Ce sont deux images d’archives qui ravivent la mémoire du passé. Tu as beaucoup travaillé sur la valeur des traces d’archives et la manière dont celles-ci peuvent être utilisées comme un moyen d’identifier, de démêler et de reconstruire des récits historiques. Je pense en particulier à tes grands projets comme l’Enthusiastic Archive, fondé en 2004, le Women’s Audio Archive de 2009, et It’s About Time de 2019, un projet spécialement organisé pour la Biennale de Venise par Ralph Rugoff. Pourquoi les archives sont-elles importantes pour toi ? Et quel rôle jouent-elles dans le domaine de l’art et du savoir ?
Marysia Lewandowska : C’est intéressant de voir comment tu as pour ainsi dire traversé ma propre histoire. Cela montre à quel point la documentation et l’archivage de sa propre pratique sont importants, car sans vraiment avoir rencontré mon travail, tu as pu accéder à ce que je fais via mes « dispositifs d’archivage », l’un étant Instagram et l’autre étant mon site Internet. Maintenant, pourquoi archiver ? Je pense que les archives sont intéressantes pour les artistes principalement parce que c’est un champ qui n’est pas curaté. C’est un endroit où de nombreux acteurs différents peuvent trouver tout ce dont ils ont besoin pour poursuivre leurs propres pratiques. Ainsi,universitaires, chercheurs, journalistes consultent des archives dans le but d’essayer d’y découvrir quelque chose ou de raconter une histoire. Mais je pense que mon propre usage des archives concerne le fait qu’elles sont aussi pleines d’exclusions. Ces omissions renvoient à une présence qui sinon serait restée inaccessible et qui ouvre sur de multiples perspectives. Il est donc important de considérer les archives comme une source de connaissances.
EM : Je voudrais parler d’une exposition à laquelle tu as participé en 2009, The Green Room: Reconsidering the Documentary and Contemporary Art à CCS Bard Galleries, Hessel Museum of Art. Elle s’intéressait au rôle que les œuvres documentaires ont joué dans la production artistique des 20e et 21e siècles et à la position centrale que la représentation du réel est venue à occuper dans l’art dans le contexte de la mondialisation. Dans un monde dominé par les réseaux sociaux, où tout est accessible et partageable, je me demande quel rôle jouent les plateformes numériques – Instagram, Facebook, Twitter – dans le champ de la documentation. Marysia, est-ce que selon toi on peut considérer les plateformes numériques comme des formes d’archives contemporaines ?
ML : Je pense qu’à l’époque où j’ai commencé à avoir un compte Instagram et un compte Twitter – je n’ai jamais rejoint Facebook, c’était une décision consciente –, j’ai suggéré que le hashtag était l’expression d’une archive contemporaine. Ces plateformes nous permettent de nous rencontrer sans discernement. Or, je ne suis pas très intéressée par ce genre de rencontre aveugle, mais par la capacité de ces plateformes à créer des communautés d’intérêts. Et c’est vraiment en ce sens que je les utilise. C’est vrai aussi pour la plupart des gens avec qui j’échange. Et ces échanges sont importants pour nos comportements en dehors de ces plateformes, dans le monde. Donc, je ne vois pas les réseaux sociaux comme un domaine séparé, mais quelque chose qui, à travers ces différentes manières de participer, permet de faire se rencontrer la pratique artistique et la vie, la politique et l’éthique. En somme, il me semble qu’au-delà de leur fonction documentaire, c’est cet aspect participatif qui est plus important.
AK : Peut-être juste un mot sur ce que Marysia vient de dire. Je pense que les plateformes numériques seront une source d’informations importante à l’avenir. Elles aideront les gens à reconstruire ou à analyser comment nous avons vécu. Et de ce point de vue, je pense qu’elles sont aussi importantes que les archives du passé, où l’on trouve des informations sur l’art, les artistes, etc. Concernant le rapport entre réalité et la fiction, c’est aussi un problème étroitement lié à ces plateformes, leur face cachée. Il est souvent difficile de distinguer entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas – non seulement dans le champ de la reproduction numérique, mais aussi dans la production numérique d’images et de textes par des intelligences artificielles. Et dans ce contexte, je constate que l’art et les artistes s’intéressent à la question de l’archive du point de vue de la réflexion critique et mettent en évidence des aspects problématiques ou des sujets qui sinon passeraient inaperçus dans le flot des informations qui nous submerge.
EM : Effectivement, je pense que la notion de participation inhérente aux plateformes sociales est l’un des aspects cruciaux. Pour revenir à la foire à laquelle la galerie s’apprête à participer, la participation sera de nouveau physique. Enfin, nous pourrons de nouveau interagir avec les galeries, les artistes, les œuvres ! Adam, est-ce que tu pourrais nous donner des détails sur le stand de la Gandy gallery à Luxembourg Art Week ?
AK : Nous présenterons quatre artistes qui ont des liens avec l’Europe centrale et orientale et travaillent sur différents supports allant de la gravure à la peinture en passant par des objets. Outre Marysia Lewandowska, il y aura Ilija Šoškić, né en ex-Yougoslavie et basé à Split, et deux artistes de l’ex Tchécoslovaquie, Alva Hajn et Zorka Ságlová.
EM : Parfait.
ML : Toutes des femmes !
EM : Toutes des femmes ! C’est un excellent choix.
DK : Non, non. Alva Hajn est un homme [rires].
ML : D’accord. Désolée [rires].