Café | Interview avec Celeste

Cette interview a été réalisée par Livia Klein.

Celeste est un duo d’artistes composé de María Fernanda Camarena et Gabriel Rosas Alemán (n. 1988, Guadalajara, Mexique ; n. 1983, Mexico, Mexique).

Café Celeste

Cette année, vous présentez Melons Covered in Willow Leaves à Luxembourg Art Week, dans l’espace café de la foire. Pourriez-vous nous présenter ce projet et expliquer comment il s’inscrit dans votre pratique plus large ?

Pour nous, ce projet s’inscrit dans la continuité de ce que nous faisons depuis plusieurs années : créer des environnements issus de notre dialogue en tant que duo. Le contexte du café est particulièrement intéressant, car ce n’est pas seulement un lieu où l’on regarde de l’art, c’est aussi un espace pour se reposer, manger et se ressourcer. Cela résonne profondément avec notre manière de penser notre travail, comme des espaces qui accueillent les gens et favorisent la conversation.

Comment décririez-vous votre pratique et votre manière de travailler ensemble ?

Gabriel : Je dirais que notre pratique découle vraiment d’une conversation constante entre nous. Ce dialogue est un élément clé de tout ce que nous faisons. À partir de là, il peut prendre de nombreuses formes… parfois des peintures ou des œuvres textiles, parfois des installations, des sculptures, ou encore des ateliers et des lectures.

Fernanda : Au cours des cinq dernières années, nous avons beaucoup réfléchi à la façon d’élargir ce dialogue : d’abord entre nous deux, puis en l’ouvrant progressivement à un espace plus vaste où d’autres peuvent également participer. Ce n’est donc pas facile à résumer en une seule phrase, mais au cœur de notre pratique, il s’agit de créer des environnements accueillants, où cette conversation peut prendre forme de différentes manières. Et évoluer avec nous, et au-delà de nous.

Comment avez-vous commencé à travailler ensemble et quand votre collaboration a-t-elle débuté ?

Gabriel : Nous avons d’abord commencé à vivre ensemble en tant qu’artistes individuels, sans projet de collaboration. Puis nous avons reçu une invitation pour un projet en duo, et nous pensions que ce serait juste pour cette fois-là. Mais en travaillant dessus, nous avons réalisé à quel point c’était puissant pour nous — autant le processus que le résultat. Le projet a beaucoup évolué par rapport à l’idée initiale, et lorsque nous avons vu l’installation finale, nous avons su que nous devions continuer.

C’était pendant la pandémie, n’est-ce pas ?

Fernanda : Oui, en 2020. Avec le recul, ce contexte a été très important. Tout semblait incertain, comme si les récits personnels et les futurs étaient redessinés. Cela a facilité la décision de s’engager ensemble dans quelque chose de nouveau. Notre première exposition a eu lieu en octobre 2020, et au départ, nous l’avons signée de nos noms individuels. Mais ensuite, nous avons décidé d’adopter Celeste — le titre de cette exposition — comme nom de notre duo. C’était une décision consciente de continuer cette collaboration, qui est devenue une partie très importante de notre vie.

Et sur quoi travailliez-vous individuellement avant de créer Celeste ?

Gabriel : À l’époque, nous vivions dans une petite ville à l’extérieur de Mexico, assez isolés, juste tous les deux. Je menais une pratique personnelle ancrée dans la recherche architecturale mais aussi dans la sphère domestique. Je peignais sur des rideaux en soie, explorant le textile et les espaces sculpturaux. Fernanda menait ses propres recherches sur le symbolisme, qui sont devenues centrales dans notre première exposition. Ensemble, ces approches différentes sont entrées en dialogue et ont constitué la base de ce qu’est Celeste aujourd’hui.

Comment le rythme de votre vie personnelle influence-t-il votre manière de travailler ensemble ?

Fernanda : Au début, c’était difficile. Il y avait beaucoup de vulnérabilité des deux côtés. Gabriel avait déjà une pratique individuelle bien établie, et la mienne était plus discrète, donc je ressentais le besoin d’exister dans la collaboration. Pour lui, il n’était pas toujours facile de lâcher prise sur la prise de décision. Nous étions tous deux confrontés à nos insécurités. Mais une fois que nous avons surmonté cette période difficile, les choses ont commencé à circuler beaucoup plus naturellement.

Aujourd’hui, c’est différent ! Nous avons appris à travailler ensemble, et le processus est devenu plus fluide. Pour moi, ce que nous faisons est très personnel. Chaque projet porte quelque chose de nos intentions et de ce que nous vivons, individuellement ou en couple. Ce n’est pas autobiographique au sens littéral, mais il y a toujours une dimension intime. Ce qui se passe à l’atelier se répercute sur notre quotidien, et ce que nous vivons à la maison se reflète aussi dans notre travail.

Voyez-vous un lien entre votre vie quotidienne et vos projets ?

Gabriel : Oui, absolument. J’aime beaucoup le mot « rythme » car il traduit la façon dont nos personnalités façonnent le travail. Depuis le début, nous avons reconnu que nous tenons profondément l’un à l’autre et aux personnes qui nous entourent. Lorsque nous vivions dans cette petite ville avant 2020, l’une des choses que nous faisions très bien était d’accueillir. Nous invitions des amis, cuisinions, et célébrions ensemble. Ce sentiment d’attention, de création d’un environnement chaleureux, est resté en nous.

Même maintenant, en vivant dans une grande ville, cela fait toujours partie de notre vie et de nos projets. Je pense que cette énergie d’accueil, d’attention aux autres, est très présente dans ce que nous créons. Le rythme naît chez nous, dans notre quotidien, et se prolonge dans l’atelier et dans les œuvres.

Partagez-vous cette dimension personnelle avec le public ?

Fernanda : Cela reste en grande partie entre nous. Nous partageons parfois des bribes, souvent sous forme de références, comme les noms des lieux où nous avons vécu ou de petits détails liés à notre quotidien. Mais nous ne présentons jamais un projet comme étant « sur nous ». Nous préférons laisser les choses ouvertes, avec des indices et du mystère, afin que les spectateurs puissent y projeter leurs propres interprétations. Même entre nous, nous avons souvent des lectures différentes de ce que nous faisons, et cela nous convient. C’est plus intéressant pour nous si les images et les symboles restent ouverts.

Conservez-vous encore des pratiques individuelles ou n’existe-t-il plus que Celeste aujourd’hui ?

Gabriel : Je poursuis toujours une pratique personnelle, même si elle n’est pas aussi active que notre travail avec Celeste. C’est plutôt un espace où je peux dialoguer avec moi-même, réfléchir, et parfois ramener ces questions dans notre travail commun. Pour nous deux, il est important de garder cet espace individuel, qu’il soit professionnel ou personnel. Cela maintient l’équilibre.

Fernanda : Gabriel réalise encore des sculptures de temps en temps. Pour ma part, ma pratique personnelle est devenue une sorte de journal intime. Mais j’intègre la plupart de cela dans Celeste, et cela me convient parfaitement. Au début, je me disais : « Il a sa propre pratique, peut-être devrais-je avoir la mienne aussi. » Et peut-être qu’un jour j’aurai envie de développer quelque chose séparément. Mais pour l’instant, j’aime apporter mes recherches et mes idées dans Celeste et voir comment elles peuvent grandir dans le dialogue. Parfois, elles se développent davantage ici qu’elles ne l’auraient fait si j’avais travaillé seule.

Parlons de votre langage visuel. Dans mes notes, je l’ai décrit comme oscillant entre géométrie, symboles et fragments du corps. D’où viennent ces formes ?

Fernanda : Au tout début, l’un des premiers éléments de notre univers était le corps céleste, d’où le nom Celeste. En espagnol, celeste désigne aussi une nuance de bleu, donc cela jouait sur ces deux idées : le ciel, le céleste, et la couleur. Cela nous a donné les premières formes géométriques. Plus tard, nous avons introduit le vase, devenu un symbole central. Pour nous, il représentait un contenant pour nos idées et nos images partagées.

À partir de là, le langage s’est enrichi. Nous avons joué avec la ligne d’horizon, qui a commencé à s’enrouler et à onduler. Parfois elle devenait des falaises, parfois elle évoquait des rideaux plissés. Nous avons aussi utilisé des gestes, comme deux mains qui se rejoignent, très symboliques de notre collaboration. Au fil du temps, nous avons étiré ces formes initiales, les avons transformées, les avons fait interagir de nouvelles manières.

Plus récemment, nous avons intégré des symboles d’autres mythologies. Nous avons beaucoup lu sur le peuple mexica (Mexica) de la région où nous vivons, qui possédait un langage symbolique incroyablement riche. Cela nous influence beaucoup, notamment leur vision de l’art et du rôle de l’artiste.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Fernanda : Une figure qui nous fascine est Nezahualcoyotl, un roi et poète qui créait aussi des jardins. Pour lui, créer de la beauté était une manière d’honorer les dieux, contrairement à d’autres royaumes qui le faisaient par la guerre. Il ne voyait aucune différence entre créer un jardin, écrire un poème ou peindre : toutes ces activités relevaient de la création et de la contemplation. Cette vision du monde nous inspire profondément.

Votre travail est donc également nourri par votre environnement ?

Gabriel : Exactement. Il est façonné par l’endroit où nous vivons, par les univers symboliques que nous explorons, et par les paysages qui nous entourent.

Qu’est-ce qui vous attire dans la création d’espaces plutôt que d’œuvres uniques ? Gabriel, vous avez mentionné l’idée d’accueil. Considérez-vous vos installations comme une forme d’hospitalité ?

Gabriel : Tout à fait. La base de Celeste reste notre dialogue, mais nous le voyons aussi comme un dialogue avec le public. C’est pourquoi nous créons des installations qui peuvent être vécues non seulement visuellement, mais aussi comme des espaces de rassemblement. Nous aimons imaginer qu’elles soient utilisées pour des conversations, des dîners ou des ateliers. Et comme la plupart de nos œuvres sont textiles, elles sont également transportables. Elles peuvent voyager, être reconfigurées et s’adapter à différents contextes. Cette flexibilité est importante pour nous.

Et c’est exactement ce qui se passe à Luxembourg, n’est-ce pas ? L’œuvre a d’abord été présentée à Londres et est maintenant réinstallée ici.

Fernanda : Oui, exactement. L’œuvre était déjà en Europe, donc lorsque nous avons été invités à créer le café pour Luxembourg Art Week, nous avons pu l’adapter à ce nouveau contexte. L’installation est modulaire. Elle se compose de 16 panneaux. Certains peuvent être retirés, d’autres enroulés, ce qui permet à l’œuvre de s’adapter à différents espaces.

Pour Luxembourg, nous avons conçu une nouvelle configuration qui permet au public d’entrer dans l’œuvre. Les panneaux s’étendent jusqu’au plafond, de sorte que les visiteurs sont entourés de couleurs et d’atmosphères, presque abrités par elles. Il sera intéressant de voir comment la lumière naturelle du chapiteau transformera la perception à l’intérieur du café, car c’est quelque chose qu’on ne peut pas totalement prévoir.

Et la réalisation de l’œuvre ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce processus ?

Gabriel : La production est très minutieuse et collaborative. Nous travaillons avec Virginia Juárez, une couturière exceptionnelle basée à Mexico. Elle réalise toutes les coutures des pièces de Celeste et nous pousse également à prendre des risques dans notre conception. De nombreux éléments sont réalisés en patchwork, avec des courbes, des détails, des coutures et des couleurs qui jouent tous un rôle. Chaque pièce porte ces différentes strates de matérialité, non seulement dans les tissus mais aussi dans les coutures, les symboles et les couleurs.

Parlons du titre de votre projet, Melons Covered in Willow Leaves. Pourquoi l’avoir choisi ?

Fernanda : J’avais en fait noté cette phrase dans mon carnet bien avant la création de Celeste. Vers l’époque de notre mariage, j’ai consulté le Yi Jing pour savoir comment notre vie commune évoluerait. La réponse était un passage plus long, mais l’essence en était que « les choses douces sont cachées et tombent du ciel comme par magie ». Je l’ai traduite librement, mais elle est restée en moi.

J’ai même réalisé une petite aquarelle de melons couverts de feuilles de saule, juste pour visualiser la phrase. Pour moi, lorsque Celeste a commencé, cela a semblé être la manifestation de cette réponse : des choses douces arrivant comme par magie. Alors pour chaque grand projet, je proposais ce titre, et finalement, pour celui-ci, il s’est imposé. L’idée d’abri, de couverture, mais aussi de quelque chose de doux et d’inattendu entrant dans notre vie, semblait juste.

Votre pratique est très personnelle et intime. Qu’est-ce que cela fait de présenter ce travail dans le contexte commercial d’une foire d’art ?

Gabriel : Nous sommes très conscients que le monde de l’art repose sur des transactions. Cela fait partie du système, aussi bien à Luxembourg qu’à Mexico. Mais notre approche n’est pas de le nier. Nous essayons plutôt de créer des espaces où d’autres formes de conversation peuvent émerger.

Fernanda : Dans ce cas, c’est très beau que l’œuvre soit installée dans le café. Cela correspond parfaitement à notre idée d’accueil. Nous ne sommes peut-être pas physiquement présents, mais l’œuvre elle-même accueille les visiteurs et les invite dans son atmosphère.

Quand les visiteurs entreront dans votre installation à la foire, quel type d’expérience souhaitez-vous qu’ils en retirent ?

Fernanda : Honnêtement, j’aimerais simplement qu’ils se sentent bien à l’intérieur de l’installation. Mais surtout, j’espère qu’ils entreront et penseront : « Oh, ça, c’est différent. Ça fait du bien. » Les foires d’art sont des environnements très intenses. Les gens travaillent du matin au soir, et ils n’ont peut-être que trente minutes pour manger une salade. Si cet espace leur offre un moment pour s’asseoir, respirer et se sentir bien, c’est déjà magnifique.

Gabriel : Et en même temps, nous espérons susciter de la curiosité. Parce que l’œuvre sera très proche du corps, les visiteurs passeront à travers, s’en approcheront, et tenteront d’en comprendre la composition. Elle ne sera pas présentée dans sa forme complète, car l’espace ne permet pas d’installer tous les panneaux, mais ils vivront tout de même une situation qui se déploie à travers l’installation. Ce moment de curiosité, d’exploration, est tout aussi important que le sentiment de bien-être.

Celeste Artist Portrait Anna Pla Narbona
Celeste, Artist Portrait © Anna Pla Narbona