En conversation avec la curatrice Livia Klein (ci-après "LK"), découvrez Curator Machine : une œuvre d'art décentralisée de l'artiste Bjornus Van der Borght (ci-après "BB") qui s'infiltre dans l'espace du marché, passant d'une production artistique individuelle à un effort de co-production collectif.
LK : Pouvez-vous commencer par expliquer en quoi consiste le projet Curator Machine ?
BB : Curator Machine est une œuvre d'art décentralisée structurée comme une DAO, une organisation décentralisée autonome (« decentralized autonomous organization »), qui s'infiltre dans un espace de marché, passant d'une production artistique individuelle à un effort collectif de coproduction.
Elle explore la tension entre l’intérêt personnel versus le potentiel collectif en camouflant l’œuvre en tant que produit tout en agissant comme une expérience sociale autour des mécanismes d’investissement. Le modèle alloue 70 % des recettes de la vente vers l’artiste et 30 % pour maintenir un équilibre financier tout en conservant une attitude à but non lucratif. Nous promouvons également la propriété partagée en produisant des éditions limitées de l’œuvre avec l’objectif d’aborder les enjeux contemporains et de critiquer la marchandisation de l'art. Dans un monde dominé par le marché, l'art est devenu semblable à un produit, reflétant le paysage fiscal actuel et réduisant l'intégrité artistique au profit de la domination du marché. Curator Machine remet en question cette évolution, en interrogeant le rôle de l'art en tant qu'expression authentique de l’humanité face à la spéculation du marché.
LK : Vous avez mentionné que Curator Machine est structuré pour s’infiltrer dans le marché tout en opérant comme une organisation à but non lucratif et qu’il promeut la propriété partagée de l’art. Pourriez-vous développer sur la façon dont cette structure, en tant qu’ «expérience sociale » et « piratage de l’espace public », façonne la manière dont le public interagit avec l’œuvre et perçoit sa valeur ?
BB : Curator Machine incite le public à interagir avec l'art au-delà des contextes traditionnels en positionnant l'art comme un « piratage de l’espace public ». Cette approche remet en question l’espace du consommateur, invitant le public à vivre l'art comme un processus dynamique et participatif. Elle brouille la frontière entre les collectionneurs d'art et les consommateurs, provoquant un changement de marché par l’action artistique. Le projet est présenté à l’intérieur d’un espace de marché et prend la forme d’un distributeur, présentant des œuvres d’art sous une forme semblable à celle produit de consommation pour accentuer cette infiltration. Nous avons sélectionné une série d'artistes numériques belges, chacun apportant une perspective différente sur le thème, mettant en avant des alternatives à la singularité dictée par les entreprises et l’effet des réseaux sociaux sur nos vies quotidiennes.
LK : Il y a un élément de satire dans la façon dont l’œuvre est proposée "à l’aveugle", similaire à des mécanismes comme un "Kinder Surprise". Quelle est votre déclaration sur la culture de consommation et la collecte d'art à travers cette approche ?
BB : Cette approche aveugle critique la culture de consommation qui met l’accent sur la propriété et la prévisibilité, en introduisant une simulation à choix zéro. Elle met en lumière l'ironie du consumérisme, où l’acquisition de la dernière "choses" tendance est souvent dictée par les intérêts des entreprises. Les similitudes entre la collecte d'art et la consommation de produits soulèvent des préoccupations sur leur impact sur le public. La juxtaposition d’une machine automatisée avec une innocence enfantine souligne l’ambiguïté. La machine simule un système automatisé, soulignant que le véritable défi réside dans l’intention humaine derrière la numérisation et l’automatisation. Dans ce projet, les artistes affirment que l’art apporte de l’intégrité dans toute évaluation systémique, ajoutant une dimension humaine indispensable.
LK : Comment le concept de l’art numérique dans l’espace physique s’intègre-t-il dans ce projet ?
BB : L’art numérique dans l’espace physique (« Digital Art in Physical Space ») explore comment les processus numériques, comme l’impression 3D et les pratiques open-source, relient les mondes numérique et physique, défiant les structures capitalistes et la surproduction. L’impression 3D, en tant que « révolution déguisée », offre un contrôle du consommateur sur la production, un concept que nous célébrons avec Curator Machine tout en mettant l’accent sur la collaboration artistique. Malgré ses 60 ans d’histoire, l’art numérique est souvent éclipsé par les œuvres physiques, plus « vendables », dominées par les galeries. En tant qu’ancien peintre, je vois l’art numérique comme un contrepoint anarchique aux formes traditionnelles de collection.
Pour aborder cette question, nous avons sélectionné de jeunes artistes numériques belges négligés par le marché qui se concentre sur la vente d’art physique. Curator Machine remet en question les frontières des entreprises et du monde de l’art, soulignant que les processus artistiques sont longs et nécessitent de la dévotion et devraient être respectés, quel que soit le médium utilisé. Historiquement, ceux qui manipulaient les calculateurs étaient appelés « ordinateurs », Ada Lovelace étant la première codeuse vers 1840, ce qui rend l’informatique plus ancienne que l’art moderne lui-même. Aujourd’hui, à mesure que l’Internet devient de plus en plus contrôlé, nous devons le récupérer comme un outil pour le peuple, favorisant l’autonomisation des utilisateurs face à la domination des entreprises.
LK : Vous abordez également la compétitivité et la relation artiste-curateur. Pourriez-vous nous en parler ?
BB : Bien sûr. Curator Machine remet en question les dynamiques concurrentielles au sein du monde de l’art et examine de près la relation entre l’artiste et le curateur. Dans ce contexte, la curatelle consiste à faire des choix basés sur divers jugements de valeur, et je fais des parallèles avec l'appropriation de l’histoire de l’art dans l’art. Aujourd’hui, par exemple, les artistes à succès sont souvent imités plutôt que d’avoir de recherches contemporaines réalisées sur leur travail, ce qui donne lieu à une forme de pot-pourri. Avec Curator Machine, nous suggérons que les artistes peuvent agir en tant que curateurs dans leur propre pratique, en s’appropriant les mécanismes de succès d’autres artistes, tout en critiquant cette culture du conformisme à la tendance qui remplace souvent l’exploration authentique. Pour cette raison, j’ai pensé qu'il serait plus pertinent, au lieu de s’approprier les esthétiques, de les intégrer directement en tant que participants dans le projet.
LK : Diriez-vous que Curator Machine cherche à combler les lacunes ou les problèmes actuels du monde de l’art ?
BB : Curator Machine aborde les besoins contemporains négligés en remettant en question la compétitivité, en promouvant la propriété partagée et en repensant la relation consommateurentreprise. Il propose des perspectives alternatives sur l’art et le soutien aux artistes dans un environnement dominé par le marché. Notre objectif est d'explorer ce que cela signifie être un artiste — et, par extension, un être humain — dans le contexte actuel, en examinant comment la décentralisation affecterait l'individu pour favoriser la croissance. Grâce à des initiatives comme un appel à la participation ouvert au public, nous visons également à atteindre un public plus large. Ce type d'expérimentation est souvent étouffé au sein des structures commerciales, faisant de l'art l’espace idéal pour explorer ces concepts et leur potentiel à contrebalancer une singularité quasi inévitable imposée par l’influence les entreprises.
LK : Vous avez décrit Curator Machine comme un environnement coopératif où les artistes interprètent un thème librement au sein d’un cadre collectif. Comment cet engagement pour l'inclusivité se rapporte-t-il à la "nouvelle urgence civique" que le projet cherche à aborder, et quel rôle voyez-vous pour l'art face aux défis sociétaux actuels ?
BB : L’urgence civique ici fait référence à l’art en tant que pratique sociale engagée qui place le consommateur au centre en ouvrant un espace de discussion et de réflexion sur les enjeux sociétaux. Curator Machine répond en se positionnant comme une plateforme accessible pour l’engagement public, élevant l’art au-delà de l’esthétique pour promouvoir le bien-être collectif et l'avenir. Grâce à un modèle de distribution démocratisé, il encourage la participation active, et non seulement l’observation passive. L’art, tout comme la science, la médecine ou la politique, devrait être une composante fondamentale de l’éducation. Cependant, les priorités axées sur le profit compromettent souvent l’art, le réduisant à quelque chose de secondaire. Cela nous motive à chercher des alternatives, soutenir des idées audacieuses et promouvoir un art qui dépasse le statu quo, sous toutes ses formes.
LK : L'inclusivité est une valeur fondamentale de Curator Machine, notamment en fournissant aux artistes un soutien à la fois financier et en termes de production. Comment cette inclusivité se manifeste-t-elle dans les choix curatoriaux et les collaborations ?
BB : L'inclusivité, pour nous, signifie créer une structure qui soutient et valorise la contribution de chaque artiste, indépendamment de son origine ou de sa viabilité commerciale. Dans nos choix curatoriaux, nous mettons l'accent sur la diversité, non seulement esthétique, mais aussi en termes de perspectives et d’expériences. Le soutien financier et la prise en charge de la production permettent aux artistes de couvrir leurs dépenses, simulant une nouvelle forme de production, quelque chose comme une usine financée par l'art
LK : Comment voyez-vous l'approche non commerciale de Curator Machine influencer la relation entre l'artiste, le consommateur et l'œuvre d'art ?
BB : En adoptant une approche non commerciale, Curator Machine déplace l'accent du profit vers le but, en mettant en avant la valeur intrinsèque de l'art plutôt que sa valeur marchande. Ici, l'art sert directement le public et l'artiste, posant ainsi les bases du projet. Curator Machine peut prendre plusieurs formes. Actuellement, notre objectif est d’aborder des enjeux contemporains, mais nous sommes également ouverts à des concepts audacieux et ludiques. Notre prochain projet, qui ouvrira en juillet 2025 au Giftshop à Gand, explore l'archivage de l'art dans le corps. Nous développons des œuvres d'art comestibles—des bonbons sains, végétaliens et sans sucre, façonnés par nos artistes participants—et collaborons avec un fabricant de bonbons de « haute cuisine » pour donner vie à cette idée dans le cadre d'une exposition collective.
LK : Votre vision pour Curator Machine met l'accent sur le rôle de l'art pour favoriser une société plus réfléchie et connectée. Dans cette optique, vous avez mentionné l'idée de Jonathan Meese selon laquelle « tout doit devenir de l'art ». Comment ce concept résonne-t-il avec Curator Machine, et comment influence-t-il vos aspirations pour l'évolution du projet ?
BB : Le propos de Meese résonne profondément avec moi, présentant l'art comme une force omniprésente dans la vie et la société. Pour Curator Machine, cela signifie créer un projet qui va au-delà des galeries et des contraintes du marché. Notre objectif est de dissoudre les frontières entre l'art, la vie et la société, rendant l'art accessible et impactant dans le contexte de la vie quotidienne. Cette vision façonne Curator Machine en une plateforme dynamique qui reflète et interagit avec le monde, tout en repoussant sans cesse les limites de ce que l'art peut être. L'innovation est essentielle pour défier la singularité politiquement et commercialement imposée, et l'approche de Meese nous inspire à résister aux contrôles institutionnels actuels sur l'art et à explorer au-delà de leurs limitations.
Livia Klein (née en 1996) est une curatrice indépendante basée à Vienne. Sa pratique curatoriale et discursive se concentre sur l’esthétique spéculative pour des réalités futures possibles. À travers ses expositions, Klein s’engage systématiquement avec les dynamiques sociopolitiques contemporaines, tout en ouvrant de nouvelles voies pour l’expression artistique. Klein possède une expérience variée couvrant le secteur des galeries commerciales (Galerie Eva Presenhuber), les cadres institutionnels (WIELS, Bruxelles), ainsi que l’expertise éditoriale dans les publications artistiques (Collectors Agenda), ce qui reflète son engagement multifacette envers l'art contemporain et ses discours. Klein est titulaire d’une licence en Histoire de l'art et en Sciences de l'éducation de l'Université de Vienne et poursuit actuellement un Master en Art and Culture Studies à l’University of Applied Arts.